Au moment même où j'écris cet article, le mot matrimoine apparait en erreur, souligné en rouge.
Idem lorsque j'écris un email ou dans un document word, le correcteur automatique me propose le mot patrimoine à la place !
C'est sur cette réflexion d'invisibilisation de ce mot que j'ai débuté le TEDx que j'ai donné en 2023.
Quelle est la différence entre le matrimoine et le patrimoine ?
Historiquement, et depuis au moins le Moyen-Âge, le matrimoine désigne les biens hérités par la mère alors que le patrimoine désigne ceux hérités du père, ce qui est assez logique.
Puis au fil du temps le mot patrimoine est devenu omniprésent jusqu'à l'institutionnalisation de sa protection comme via l'UNESCO :
« Le patrimoine est l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir. Nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d’inspiration. » (UNESCO, 2008)
On parle de patrimoine culturel, naturel, matériel ou immatériel, de patrimoine de monuments historiques, de patrimoine industriel, de patrimoine linguistique,
Et en anglais, on traduit cela comment ?
En lisant les sous-titres en anglais de mon TEDx pour vérifier que le message restait cohérent, quelle surprise de découvrir que les mots matrimoine et patrimoine avaient été traduits de la même manière avec le mot "heritage" !
Je revérifie la traduction auprès de google translation et de personnes dont l'anglais est la langue maternelle, et c'est toujours aussi flou : "matrimony".
Avec ce mot "heritage" utilisé en anglais comme traduction à la fois pour le patrimoine et le matrimoine, c'est comme si mon TEDx avait perdu tout son sens par simple traduction.
Egalement cela fait réfléchir sur les personnes qui souhaitent étudier une culture autre que la leur, se basant uniquement sur des faits rapportés et traduits, entre la barrière de la langue et des codes socio-culturels à étudier en détail.
Le matrimoine amazigh
Dans mon cheminement de reconnexion à mes racines amazighes, mes modèles se sont naturellement tournés vers les femmes de ma famille, de ma tribu, mais également vers des artistes et activistes telles que Aïcha Tachinouite, Fatima Tabaamrant, Taous Amrouche, Tassadit Yacine...
Les anciennes ont porté et transmis au fil des siècles nos cultures avec authenticité et implication, le tout de manière orale, sans aucune trace écrite, étant les garantes et leaders de la transmission de nombreuses caractéristiques de la culture amazighe.
Et cela reste fascinant que nous en soyons encore les héritières en 2024 !
Pourtant, l'opinion public nous voit autrement.
L'orientalisme véhiculé durant la colonisation (cf article à venir) a largement contribué à véhiculer une propagande exotisée et erotisée de nos ancêtres comme étant des femmes soumises, non éduquées, lascives, sauvageonnes et "faciles".
Tout le contraire de ce que j'ai pu observer chez les "anciennes" de ma tribu.
Ces femmes étaient souvent veuves, éduquaient de nombreux enfants dans des conditions précaires, travaillaient dans les champs ou l'artisanat et ont continué de transmettre malgré les épisodes de famine, guerre, colonisation.
La menace de la fin de transmission avec la fin du système tribal ?
La particularité est que ce système de matriarcat amazigh a été largement conservé via le fondement du système tribal. Certaines caractéristiques les protégeaient comme le fait de se marier jeune avec une personne de la même tribu pour conserver les traditions, transmissions, richesses, terres et rituels.
Les femmes de nombreuses tribus avaient le droit de divorcer si cela n'allait pas dans son couple ou si l'homme ne pouvait avoir d'enfant, se remarier. Il y a même eu des cas où une jeune fille était "promise" à un garçon beaucoup plus jeune pour assurer un héritage et niveau de vie à la femme.
"Le livret A" de la femme et son autonomie financière était constitués de bijoux, pièces dont elle disposait dès son mariage et qu'elle pouvait utiliser comme bon lui semblait.
Or, désormais les personnes se marient de moins en moins entre membres d'une même tribu ce qui peut se comprendre avec l'exode rural, les mouvements migratoires, les difficultés à vivre confortablement, travailler et étudier dans ses terres d'origine.
Les femmes étudient plus, travaillent, gèrent un foyer et une vie sociale bien chargée, dans le pays d'origine ou à l'étranger au sein d'une communauté diasporique.
Comment préserver le matrimoine amazigh ?
Comment alors maîtriser tous les pans de la culture amazighe en étant déracinée, en pleine mutation de notre mode de vie et de transmission ?
Sommes-nous les derniers témoins du mode de vie et de transmission ancestral avant l'impact phénoménal des nouvelles technologies et réseaux sociaux ?
Comment les femmes peuvent à la fois se reconnecter à leur matrimoine puis le transmettre avec authenticité : faut-il tenter de mimer nos anciennes même si nous n'avons plus le même mode de vie via des rituels ou faut-il créer de nouveaux modes de transmission en phase avec nos modes de vie contemporains ?
Comment réagir face à l'appropriation culturelle et l'exotisation de nos cultures par des personnes qui ne sont pas amazighes ? Avons-nous les outils nécessaires pour tout protéger ?
Le matrimoine amazigh devrait-il être soutenu, accompagné et financé par les gouvernements des peuples amazighs et fondations pour maintenir la sauvegarde de la transmission orale ?
Autant de questions à soulever et à conscientiser en tant que femme amazighe qui porte sur ses épaules la lourde responsabilité de ne pas casser la chaîne de transmission et représentation mise en place depuis des siècles...
Et vous, comment pensez-vous préserver le matrimoine amazigh ?
Raïssa Leï
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